17

Ellison n’avait jamais tenu un fusil, même pas tiré avant ce jour-là. C’était une nouvelle sensation qui, à son grand étonnement, lui procurait un certain plaisir. Beaucoup plus tôt, lorsqu’ils avaient pris à Dealey les clés de l’armurerie et avaient examiné attentivement les rangées d’armes mises au jour par les gouvernements successifs qui, visiblement, avaient craint une insurrection si la situation devenait critique, il avait passé en revue ces armes avec une crainte et une joie croissantes, la lueur morne de son regard en harmonie avec la couleur noire des armes, affinité étrange dans leur éclat terni.

Farraday, ayant passé plusieurs années de jeunesse au service de l’armée (conscrit, il avait rempilé), s’était toujours intéressé à l’armement militaire. Il identifia les différents fusils et put donner, quoique à contrecœur, des instructions sur leur fonctionnement.

Ellison n’avait eu qu’une alternative. Il avait examiné la mitraillette avec une excitation proche de l’érection sexuelle, et le contact de son corps lisse accrut cette sensation. Son chargement et son fonctionnement étaient relativement simples et Farraday les avait avertis plus qu’informés que l’effet d’une mitraillette Sterling 9 mm était radical, bien que manquant de précision. Ellison, de toute évidence, éprouvait un sentiment de puissance ; il avait l’impression que son aura s’était renforcée, le poids qu’il avait en main lui donnant une nouvelle conscience du poids entre ses jambes. Le psychiatre qui avait dit que le fusil n’était que l’extension du pénis devait lui-même avoir un sacré problème. Au moins, à défaut d’extension, était-ce un accessoire plaisant.

Dans l’arsenal, petit mais complet, se trouvaient des fusils à chargement automatique, des fusils-mitrailleurs 7,62 mm, des revolvers Smith & Wesson .38 modèles 64, des fusils à balles en caoutchouc, des grenades lacrymogènes et des boîtes à mitraille. Il y avait bien d’autres types de matériel, comme des détecteurs d’alarme à infrarouges, des appareils de communication portables, des masques à gaz et même des boucliers anti-émeute, mais c’étaient les armes qui suscitaient le plus vif intérêt. Strachan, devenu officieusement le meneur, ne se préoccupait pas de s’armer lui-même, mais d’autres, au sein du groupe, saisissaient volontiers des armes, visant par la lunette et appuyant sur la détente, en riant comme des écoliers devant le déclic sec.

Les fusils n’avaient pratiquement pas été nécessaires pour leur pseudo-coup d’État, mais un problème se posait. Ellison et quelques autres étaient inquiets. Quelle serait l’attitude de l’équipe de reconnaissance devant ce renversement de situation ? Et plus particulièrement celle de Culver. Durant toutes ces semaines de confinement, il était resté une énigme. Il s’était toujours montré aimable mais parfaitement indifférent à leurs disputes, leurs plaintes. Et il y avait un je-ne-sais-quoi de vaguement intimidant chez le pilote, même s’il arborait rarement une attitude agressive. Peut-être apparaissait-il trop réservé alors que les autres avaient besoin du soutien de tous. Ce fut un soulagement de ne le voir opposer nulle résistance à son retour dans l’abri, car Ellison ne se sentait pas le courage d’appuyer sur la détente, même si cette arme lui procurait du plaisir. Menacer était une chose, tuer une autre. Cependant, les temps avaient changé (radicalement) et Ellison changeait (rapidement). Aux yeux de certains, après un tel génocide, une mort de plus était infiniment tragique, alors que pour d’autres, c’était devenu banal. Ellison était de cet avis. Pour survivre, il fallait se montrer impitoyable et il tenait à survivre.

Le noyau des mutins, ceux qui, en fait, étaient à l’origine de cette mini-révolte, étaient retournés dans la salle d’état-major pour continuer leur discussion avec Dealey et Farraday, toujours sur la défensive. Seul Ellison avait éprouvé le besoin de porter un fusil, non en raison de sa nécessité éventuelle mais pour la sensation agréable qu’il lui procurait.

Maintenant, alors que l’eau s’engouffrait autour de sa taille, il avait trouvé une cible. En fait, un grand nombre de cibles qui filaient sur l’eau.

Il visa les rats qui se trouvaient sur la partie supérieure des conduites et des treillis métalliques ou au-dessus des appareils ; les balles sifflantes s’enfoncèrent dans des corps mous avant d’aller s’encastrer dans le plafond de béton. Les vermines touchées tombèrent de leur perchoir en couinant, s’écrasant dans le puissant courant qui les entraîna ; elles se débattaient vigoureusement au milieu de taches de sang pourpre qui se soulevaient en vagues autour d’elles, comme l’encre des pieuvres. Une créature s’empêtra dans des câbles que des balles perdues avaient séparés de leurs connecteurs, elle se contorsionna en l’air, les mâchoires happant l’air avec frénésie, avant d’être électrocutée.

D’autres tombaient sur la passerelle. Ellison pénétra tant bien que mal dans le couloir ; il se fraya un chemin dans le torrent qui continuait de monter, et put s’accrocher aux appareils, de l’autre côté, juste à temps pour ne pas être emporté. Il s’appuya contre un casier, luttant désespérément contre le courant, et se mit à faire feu sur les formes qui détalaient le long de la passerelle ; parmi elles, se trouvaient trois personnes.

Culver plaqua Kate au sol ; des balles s’encastrèrent dans le plafond, à environ un mètre de leur tête. Fairbank avait vu une silhouette, en contrebas, pointer son fusil vers eux quand les lumières avaient vacillé ; en se jetant à plat ventre, il avait poussé un cri pour avertir ses compagnons. Il lança un juron tandis qu’un objet traversait la grille de métal, à quelques centimètres de sa jambe gauche.

L’étroite passerelle vibra derrière Culver. Il se retourna aussitôt. Le rat n’était qu’à une faible distance de ses jambes ; c’était une créature au faciès diabolique et, malgré le manque de lumière, on distinguait une lueur de malveillance dans ses yeux. Culver se raidit, attendant l’attaque, prêt à se débarrasser de la vermine à coups de pied si elle bondissait. Mais le rat ne broncha pas. Il était là, courbé, le sourire figé ; ses yeux lançaient encore des éclairs de colère, et pourtant ils étaient inertes. Il gisait, mort.

Une autre créature noire se laissa tomber sur le dos de Kate, ce qui la fit hurler. Elle s’agrippait à elle en secouant frénétiquement le cou et, de ses griffes, pointues comme des aiguilles, lui déchirait ses vêtements. Culver s’accroupit. La lumière jaillit à nouveau. Il grimaça en voyant le chemisier de Kate souillé de sang. Mais c’était celui du rat, dont le corps était truffé de balles. Saisissant le pelage mouillé, soucieux d’éviter les dents tranchantes, il souleva le rat et le projeta entre les minces barres de la rampe ; après mille contorsions, la bête disparut dans l’eau où les affres de la mort la poursuivirent.

Heureusement Ellison s’était arrêté de tirer et le fixait avec anxiété. Culver alla s’occuper de la jeune fille, mais Fairbank se pencha pour dire, ou plutôt crier, à celui qui se tenait au-dessous ce qu’il pensait de lui.

Kate s’accrocha à Culver en tremblant, mais lorsqu’il lui leva le menton pour la regarder, il ne discerna aucune hystérie, simplement de la peur et peut-être du désespoir. Ce n’était pas le moment de la réconforter, ni de l’encourager. Le niveau de l’eau continuait de monter et les lumières menaçaient de s’éteindre à tout moment. Il la fit asseoir en la tirant vers lui et lui parla à l’oreille.

— Il faut retourner à l’eau !

— Pourquoi ? fit-elle, le visage empreint de panique. On ne peut aller nulle part, on ne peut pas sortir !

— Si nous restons en surface, il nous faudra trouver des armes pour chasser les rats ! Et encore, avant que l’eau ne monte trop haut !

Il évita de mentionner les formes noires qu’il voyait continuer à grimper le long des tuyaux et des câbles.

— Laissez-moi ici ! s’écria-t-elle. Je ne peux y retourner !

Culver la souleva.

— Désolé, c’est impossible.

En se levant, Kate comprit pourquoi. Elle lâcha Culver, suivant du regard les formes noires qui se profilaient au-dessus ; en reculant, elle heurta Fairbank qui s’apprêtait à descendre une échelle à proximité. Il jeta un coup d’œil alentour, les lèvres entrouvertes comme s’il allait parler, et descendit promptement les premiers barreaux de l’échelle. Il leva les yeux une fois de plus, ses yeux croisèrent ceux de Culver, ils échangèrent un regard complice, mêlé d’un froid désespoir. Ils se comprirent aussitôt. Puis sa tête et ses épaules disparurent.

Kate se glissa dans la brèche derrière Fairbank et fut glacée d’horreur lorsqu’elle vit le tourbillon sous ses pieds. Un coup brusque de Culver la fit avancer. Le froid glacial la saisit, se resserra autour de ses cuisses, lui nouant l’estomac, lui coupant le souffle, et la tirant par saccades comme pour la déloger de l’échelle. Pourtant le courant n’était pas aussi puissant qu’avant ; les eaux, issues de plusieurs sources, fusionnaient maintenant avec moins de force. Cependant, ce fut grâce à Fairbank qu’elle put garder l’équilibre lorsqu’elle eut touché terre.

Culver les rejoignit à temps pour voir Ellison viser encore le plafond. L’ingénieur déchargea une courte rafale de balles et Culver remarqua, avec étonnement, une sorte de rictus sur le visage d’Ellison.

— Où sont Dealey et les autres ? cria-t-il à l’ingénieur, qui braqua la mitraillette vers lui avant d’indiquer la salle d’état-major avec le barillet.

Ellison leva de nouveau les yeux vers le plafond. On dirait les yeux vides d’un brochet à la recherche d’épinoches, se dit Culver. Ellison semblait avide de sang et Culver fut soulagé de constater que seule la vermine était sa cible. L’instabilité, la névrose et même la folie faisaient maintenant partie de l’atmosphère quotidienne du bunker ; c’était l’effet du chagrin, de la claustrophobie et de la conscience que désormais ils ne seraient en sécurité nulle part. Seuls les symptômes variaient.

Déjà des silhouettes émergeaient sur le seuil de la salle d’état-major, luttant contre le courant, éberluées devant le chaos indescriptible qui s’offrait au regard. Dealey se trouvait parmi eux. Il avait cette même expression d’effroi que lorsque Culver l’avait aperçu pour la première fois. Il y avait, semblait-il, une éternité de cela. Culver relâcha l’échelle et se dirigea vers le groupe, Fairbank et Kate suivant de près ; la jeune fille s’appuyait sur l’ingénieur. Des débris flottaient de-ci, de-là  – des pièces détachées, du papier, des livres, des chaises  –, tournoyant au gré des courants convergeants. Le corps d’un rat mort, le ventre retourné et déchiqueté par les balles, heurta Culver à la hanche ; il le repoussa vivement. Il arriva à hauteur de Dealey alors que les coups de feu redoublaient, cette fois un peu plus loin, dans une autre partie du complexe. Y voyant là un signe d’encouragement, Ellison se remit à tirer.

Culver faillit renverser Dealey lorsqu’une vague soudaine le propulsa au milieu du groupe ; Farraday, juste derrière, put les retenir.

— L’abri va-t-il résister ? s’écria Culver, se ressaisissant pour lutter contre le courant. Va-t-il être complètement submergé ?

— Je ne suis pas sûr... Mon Dieu, oui, si les vannes dans le tunnel n’ont pas été fermées...

— Elles ne l’ont certainement pas été !

— Alors tout dépend de la force du déluge.

— Sommes-nous au-dessus des égouts ?

Dealey secoua la tête.

— Bon, notre meilleure chance reste encore les machines et la passerelle. Il va falloir recouper le courant, avant que tout n’explose. Et il nous faut des fusils pour nous protéger contre les rats !

— Non, nous ne pouvons rester ici, il faut partir !

Dealey essaya de s’éloigner de Culver, mais le pilote le retint.

— Il n’y a aucune issue. L’eau s’engouffre par le tunnel. Nous ne pourrons jamais passer !

— Il y a une autre voie, une autre issue que nous pouvons utiliser !

Culver se tourna alors vers Dealey qu’il saisit par le revers de son veston, l’attirant vers lui d’un geste de colère.

— Comment ? Espèce de salaud, vous avez bien dit qu’il y a une autre issue ?

Dealey tenta de se dégager.

— C’est possible ! On pourra peut-être sortir de là !

— Où est... ?

— Oh, mon Dieu, regardez ! s’exclama Fairbank, désignant le couloir qui menait à la salle à manger et à la cuisine.

L’espace d’un instant, Culver oublia Dealey et eut le souffle coupé lorsqu’il aperçut Clare Reynolds avancer péniblement dans l’eau, glissant en s’appuyant contre le mur lisse pour se soutenir, laissant une traînée sanguinolente dans son sillage. Sa bouche était grande ouverte, comme s’il s’en échappait un cri silencieux et ses yeux ébahis, sans lunettes, regardaient dans le vide. Son corps était légèrement courbé, la tête en arrière ; une créature noire, accrochée à son dos, lui suçait la nuque.

Deux, trois, quatre formes noires — Culver en compta cinq  – la dépassèrent, filant en direction de la cantine, indifférentes au calvaire du médecin, comme si leur compère avait déjà revendiqué son dû. Ou peut-être sentaient-elles d’autres proies impuissantes non loin de là. D’autres créatures, en forme de torpille, surgirent de la zone du standard au-delà duquel se trouvait le puits artésien. C’est là, supposait Culver, que résidait sans doute le point faible de l’abri ; c’est par là, sans doute, que s’était engouffrée l’eau, tout comme le flot de vermine. Tout en étant assailli par ces pensées, Culver se précipita vers Clare Reynolds ; il avançait à grands pas dans l’eau, agitant les mains comme au milieu d’un champ de blé.

De minuscules jets d’eau explosaient devant lui, formant leur propre sillon écumeux en direction des rongeurs. Culver se retourna pour avertir Ellison, car Clare était trop près, trop à découvert.

Était-ce le bruit de l’inondation dans le complexe  – le flot tumultueux, les cris, les hurlements, l’effervescence, les étincelles provenant de l’équipement électrique, le fracas des appareils et des meubles arrachés, le crépitement de la mitraillette  – qui couvrait la voix de Culver, ou bien la panique qui empêchait Ellison de l’entendre ?

L’impact des balles créait un champ de cratères miniatures entre Culver et le médecin, qui tentait faiblement de se dégager du rat qui se rassasiait dans son cou.

Des corps sombres bondissaient hors de l’eau en poussant des cris aigus d’enfant qui perçaient les tympans, au fur et à mesure que les balles les touchaient ; leur confusion était telle qu’ils perdaient le sens de l’orientation, courant en cercles dans tous les sens, fous de terreur. Deux d’entre eux s’approchèrent de Culver, les yeux égarés, les dents à nu, les incisives bien au-dessus du niveau de l’eau.

Une rafale de balles pulvérisa la tête de l’un d’eux et en coupa un autre presque en deux. Ils disparurent sous l’eau dans un gros nuage de sang écarlate.

Culver reprit sa marche, se méfiant des coups de feu et priant pour qu’Ellison visât le plus loin possible de lui. Pendant ce temps, Fairbank s’était rendu compte du danger et tentait de s’approcher d’Ellison. Il n’était qu’à un mètre de lui lorsqu’un corps humain, flottant sur le ventre, le heurta et, en se retournant, révéla un trou béant, rouge, à l’épaule et la gorge.

La secousse projeta Fairbank en arrière, lui faisant perdre l’équilibre ; il tomba dans le flot tumultueux, les bras du mort enchevêtrés dans les siens, de telle sorte que le cadavre sombra en même temps que lui dans une étreinte macabre. Fairbank hurla en perdant pied, sa gorge se remplit d’eau, il suffoqua ; se hissant à la surface, il recracha l’eau en se débattant aveuglément pour retrouver l’équilibre.

Culver était encore à cinq mètres de Clare lorsque le corps de la jeune femme se raidit soudain ; une rafale de balles lui perfora la poitrine, la joue, avant de cribler le mur de plâtre, derrière elle. Elle tourna la tête, indifférente au rat et à la douleur cuisante. Bien qu’elle fût à l’article de la mort, des flots rouges jaillissant de ses blessures profondes, Clare ne se rendait compte de rien ; elle distinguait l’homme armé (avec une netteté étonnante sans ses lunettes) à quelques mètres de là, son horrible fusil, dont l’effet était mortel, maintenant réduit au silence, les yeux hagards d’Ellison, le flot tumultueux ; elle distinguait chaque vaguelette, chaque étincelle surgissant des appareils en mauvais état qui formait une étoile filante nette, une boule incandescente en arc de cercle ; elle distinguait les traits de chaque visage qui l’observait et elle ressentait la moindre de leur émotion. Elle sentait même les dents incrustées dans son cou, immobiles maintenant car le rat avait reçu une balle, sans pour autant être mortellement atteint. La peur s’était estompée, comme libérée par les blessures mortelles, exorcisée par l’imminence de la mort. Seule lui restait la conscience ; elle la reconnaissait, cette perception fugitive de ce qui fut, ce qui est, ce qui est toujours ; l’acceptation de son sort avant le baisser de rideau. Tout cela conjugué au sentiment que rien n’était définitif.

La douleur intense arriva, mais ce fut bref.

Clare distingua une dernière fois la scène qui déjà s’estompait ; elle glissa le long du mur avant de s’enfoncer doucement dans l’eau. Seule la créature accrochée à elle, prise à son propre piège, luttait faiblement pour remonter à la surface.

Sidéré, Culver vit le médecin disparaître, son visage livide dénué d’expression, du sang jaillissant de sa joue béante.

Il plongea, son élan l’emportant dans les courants impétueux, et atteignit le corps flasque et déjà submergé de la jeune femme, avant qu’elle n’ait eu le temps de sombrer. La prenant dans ses bras, il se propulsa vers le haut, refaisant brusquement surface pour prendre une bouffée d’air, la serrant contre lui, tout en restant adossé contre le mur. Avec horreur, il s’aperçut que le rat était toujours accroché à son cou qu’il lacérait de ses pattes arrière ; il le saisit d’une main, essaya de lui faire lâcher prise, furieux devant sa ténacité. Le rat ne voulait, ou plutôt ne pouvait, la relâcher.

Par pure rage, et parfaitement conscient que Clare était déjà morte, Culver saisit des deux mains le rongeur géant par la gorge, la serra de toutes ses forces, permettant ainsi au corps de la jeune femme de glisser dans l’eau, usant de son poids à elle et de sa force à lui pour lui arracher le rat. La bête finit par céder en emportant des morceaux de chair avec elle ; des lambeaux de peau dégoulinants pendaient de ses mâchoires. Culver pivota brusquement, brandit en l’air le corps du rat qui se débattait et le propulsa contre le mur ; il sentit plus qu’il n’entendit les os se briser et le fit tournoyer encore et encore jusqu’à ce que l’animal, flasque et inerte, s’immobilise dans ses mains. Il le jeta alors, avec un cri de dégoût, puis se pencha à la recherche du corps de Clare, la saisit par les cheveux et la remonta à la surface. Il la berça dans ses bras et examina son visage, lui levant doucement une paupière pour s’assurer qu’elle était vraiment morte. Il sentit un frisson glacial l’envahir, puis la laissa glisser.

Il attendit quelques instants, les yeux clos, la tête appuyée au mur, avant de retourner vers les autres. L’eau était montée presque à hauteur de poitrine.

Fairbank tenait Ellison contre la paroi où se trouvaient tous les appareils, une main plaquée sous le menton pour lui maintenir la tête en arrière. Il hurlait quelque chose à Ellison, mais Culver ne distinguait pas les mots. Strachan essayait de les séparer sans grand succès. Les autres, dont Kate, le visage crispé par ce nouveau chagrin, s’accrochaient à tout ce qu’ils pouvaient trouver de solide  – les appareils, les traverses soutenant la passerelle, les chambranles de porte, tout ce qui avait une consistance. Culver frissonna en remarquant qu’au-dessus de leur tête, agrippée aux conduits et aux câbles, la vermine s’était concentrée, formant un étrange nuage noir de corps mouvants. Beaucoup tombaient sur la passerelle et avançaient furtivement, comme méfiants à l’égard de l’arme qui avait été utilisée contre eux.

Culver savait que lui et les autres n’avaient d’autre alternative que celle de quitter l’abri : soit l’eau, soit la vermine aurait le dessus s’ils restaient. Il se dirigea vers Dealey.

Dealey tenta de reculer quand il perçut l’expression du visage de Culver, mais il ne pouvait aller nulle part si ce n’est dans la salle d’état-major, submergée de meubles qui flottaient dangereusement. Il prit soudain la direction de l’échelle qui menait à la passerelle et s’arrêta en apercevant les formes noires mouvantes à travers le treillis. Une main puissante le fit pivoter.

— Où est-elle, Dealey ? hurla le pilote. Où se trouve l’autre issue ?

— Culver, là-haut, regardez, pour l’amour de Dieu, regardez !

— Je sais. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il faut partir sur-le-champ, avant qu’il ne soit trop tard !

Dealey glissa et aurait été emporté si Culver ne l’avait pas retenu.

— Le puits principal de ventilation ! cria-t-il d’une voix rauque. Il y a une échelle à l’intérieur, des barreaux encastrés dans le mur !

— Pourquoi diable ne nous l’avez-vous pas dit plus tôt ? s’écria Culver, furieux, brandissant son poing comme pour le frapper, mais il se maîtrisa. (Peut-être plus tard  – s’ils s’en sortaient.) Pourquoi nous avez-vous fait passer par ce tunnel ? Vous saviez sacrément bien à quel danger vous nous exposiez !

— Il nous fallait connaître l’état des tunnels. C’était notre lien avec les autres abris.

— Vous nous avez manipulés, espèce de salaud !

— Non, non. De l’extérieur, on ne peut pas descendre dans le puits principal, voyez-vous ! L’échelle monte vers une tour, au-dessus du niveau du sol, mais le haut est scellé !

— Mon Dieu, nous aurions pu...

Culver s’interrompit. A quoi bon se disputer maintenant ? Le complexe allait être submergé, l’eau montait encore, les rats se rassemblaient au-dessus de leur tête.

— Essayons d’y accéder.

Il promena son regard alentour, aperçut Farraday tout près.

— Je suppose que, vous aussi, vous étiez au courant ?

— Je ne vois pas pourquoi, fit l’ingénieur en chef en secouant la tête. La maintenance n’était pas de mon ressort.

— Bon. Nous allons rassembler autant de personnes que possible, saisir tout ce qui pourrait nous être utile, une fois à l’extérieur. Prenez quelques hommes, allez à l’infirmerie et amenez tout le monde au puits principal de ventilation. Vérifiez les dortoirs, les salles de contrôle, partout où vous pourrez, mais ne restez pas longtemps.

— Et la salle à manger et la salle de repos ? Il doit y avoir pas mal de monde là-bas.

— Vous avez vu ce qui est arrivé au docteur Reynolds, les rats nageaient dans cette direction. A mon avis, on ne peut rien pour eux.

Culver leva les yeux. Plusieurs formes noires se profilaient juste au-dessus de leur tête.

— Fairbank ! hurla-t-il, mais l’ingénieur ne pouvait l’entendre à cause du vacarme qui régnait et parce qu’il était trop occupé à décharger sa colère sur Ellison pour prêter attention à ce qui se passait. Culver relâcha Dealey et parvint jusqu’à eux. Il arracha la mitraillette à Ellison, très peu expert en matière d’armes mais espérant qu’il restait encore quelques balles dans le barillet. Fairbank, Ellison et Strachan le virent avec étonnement lever l’arme et appuyer sur la gâchette.

L’effet fut détonant. Une pluie de balles cribla les surfaces métalliques, s’écrasa sur les rangées d’appareils, provoquant la débandade des mutants noirs ; plusieurs furent touchés, propulsés en l’air, blessés ou tués. C’était la panique. Et naissait un respect nouveau de la vermine pour l’agresseur humain.

Culver cessa de tirer, le regard toujours en éveil. Il fit rapidement part aux autres de la révélation de Dealey. En des circonstances moins critiques, tous trois auraient saisi Dealey et lui auraient maintenu la tête sous l’eau jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et lui, Culver, aurait été le premier à les aider.

— Ramassez tout ce qui peut servir d’armes ! leur dit-il. L’armurerie doit être maintenant inondée, et puis, de toute façon, nous n’aurions pas le temps d’y accéder. Toutes les personnes munies de fusil constitueront une aide précieuse, partez à leur recherche. Sur-le-champ ! Regagnez le puits principal au plus vite, et essayez de trouver le plus de monde possible.

— On ne peut pas partir à leur recherche ! s’exclama Strachan, tremblant ostensiblement. Il faut rejoindre immédiatement la salle des ventilateurs.

Culver baissa l’arme et visa entre les yeux de Strachan.

— Je vous dis simplement de faire le grand tour, fit-il, sans crier, mais ses paroles étaient parfaitement claires.

— Nous avons besoin de protection, supplia Ellison. Laissez-moi prendre la mitraillette.

— Certainement pas, dit Culver d’un ton glacial, en changeant de cible.

Strachan et Ellison décelèrent dans le regard du pilote une lueur aussi effrayante que le danger qui les entourait ; ils redescendirent dans l’eau, sans quitter Culver du regard, puis disparurent dans un goulet entre des casiers bourrés d’appareils.

Fairbank, les sourcils haussés, observait Culver.

— Je suis avec vous, vous n’avez pas oublié ?

— Ouais, fit Culver, d’un air aussi détendu que les circonstances le permettaient. Et c’est bon de vous avoir. Allons-y.

Il s’éloigna du bord, se laissant entraîner légèrement de côté par le courant, en direction de Dealey, de Kate et d’un petit groupe qui s’était rassemblé près de la salle d’état-major. Fairbank suivit.

Culver retrouva son équilibre en s’accrochant à la même rampe de la passerelle que Kate, le bras, soutenant la mitraillette, passé autour de ses épaules. Elle s’appuya contre lui, son regard cherchant le sien. Le nom de Clare se dessina sur ses lèvres. Il ne put que secouer la tête.

— Dealey ! cria-t-il. Il nous faut des torches !

— Là-bas, sur les étagères ! répondit-il en désignant la pièce de l’autre côté de la porte.

Sur un signe de tête de Culver, Fairbank plongea, repoussant les meubles flottants sans perdre de vue les étagères au mur, à la recherche de lampes, de torches et de tout ce qui pouvait servir d’armes. Son regard s’éclaira en apercevant dans le coin gauche un objet caché en haut d’un secrétaire en métal gris scellé au plancher. Si l’on parvenait à en détacher un morceau, il s’avérerait être une arme efficace. Il grimpa sur le photocopieur, près du secrétaire, dont le haut se trouvait à une trentaine de centimètres au-dessus de la surface, et y parvint.

Dehors, Culver guidait le groupe compact de survivants vers le couloir censé les mener vers le puits principal de ventilation. Ils étaient cinq en plus de Dealey, Kate et lui-même : quatre ingénieurs et le gardien. Ils avaient formé une chaîne pour traverser le couloir qui menait à la salle à manger et à la cuisine ; les courants étaient particulièrement violents car c’était leur point de convergence.

Culver ouvrait la marche, tenant fermement Kate par le poignet. Elle était suivie par le technicien de maintenance noir, qui s’appelait Jackson, et Dealey. Les trois autres ingénieurs étaient disséminés dans le couloir, luttant pour garder l’équilibre dans le courant ; quant au gardien, le dos plaqué contre le mur, de l’autre côté, il fermait la marche.

Culver avait le coude droit plié, l’arme pointée vers le haut. De temps à autre, il lâchait une rafale de mitraillette, provoquant la débandade des rats qui s’agglutinaient dans leur cachette obscure. Mais ils semblaient moins effrayés ; ils reprirent leur position antérieure plus promptement, s’avançant furtivement en groupe, comme s’ils percevaient la vulnérabilité de leur ennemi. Culver pesta en entendant le déclic à vide de l’arme.

Le puits principal de ventilation n’était plus très loin, juste le long du couloir, puis à gauche vers le standard, mais il se demandait s’ils allaient y arriver. Qui les vaincrait ? L’eau dont le niveau ne cessait de monter, ou la vermine ?

Il aspira des vapeurs acides et se mit à suffoquer. De la fumée se répandit rapidement au plafond avant de retomber en tourbillons, créant des turbulences au sein d’un épais brouillard. Oh meeeerde ! Il y avait une autre éventualité. Ils pouvaient aussi mourir étouffés ou brûlés.

L’explosion sembla ébranler les fondations du complexe. Il perdit pied. Était-ce à cause de l’eau qui jaillit au-dessus de sa tête ou bien avait-il glissé ? Culver n’en savait rien.

Lorsqu’il sortit la tête et la poitrine de l’eau, l’abri était plongé dans une obscurité presque totale. La lueur rouge vacillante provenait d’une autre partie du central téléphonique ; elle s’approchait à chaque seconde, obscurcie seulement par des volutes de fumée, lui rappelant que le pire était encore à craindre.

L'empire des rats
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